Patrick Rakotomalala (Lalatiana PitchBoule – Janvier 2023)
Abstract : Inégalités criantes, corruption, pillage des ressources et criminalité révèlent une flambée des égoïsmes plutôt qu’un triomphe du collectif. Ce paradoxe renvoie au « dilemme du prisonnier » : chacun poursuit son intérêt personnel immédiat — se dénoncer, profiter d’un bien sans contribuer — alors que la coopération offrirait un bénéfice supérieur à tous. Ce mécanisme universel, que l’on retrouve autant dans le braconnage d’ivoire que dans le trafic d’or, illustre combien la recherche individuelle de gain peut détruire l’intérêt commun. Pourtant, l’expérience du Fokonolona a montré que des communautés locales peuvent produire ensemble des biens collectifs. Dans la lignée des travaux d’Elinor Ostrom sur les Communs, se dessine une piste : redonner pouvoir et autonomie aux collectivités de base, définir des règles adaptées par et pour les communautés, articuler sanctions, surveillance et résolution de conflits sans dépendre d’un centre défaillant. C’est un appel à rebâtir un système politique plus proche des réalités malgaches, où l’intérêt général naît de la coopération et non de la concurrence des égoïsmes.
Dans une chronique de 2010 Vanf énonçait « Pour l’heure, il nous faut dégager un socle de valeurs minimales communes. Ce socle servira à l’avenir pour organiser une alternance sereine et une passation courtoise des pouvoirs. […]. Ce socle de valeurs pourrait bien porter le nom générique de Fihavanana […auquel il faut adosser…] Tanindrazana (nationalisme), Firaisam-pirenena (unité nationale), […], Fiaraha-monina (solidarité sociale) »… Belle idée.
L’application de ce code traditionnel des relations sociales à l’intérieur du voisinage et de la parenté que propose le Fihavanana, à travers son inscription comme principe dans la Constitution, voulait instaurer un contrat de citoyenneté. Cela relevait de l’idée de la création d’un lien « symbolique » propre à permettre la constitution d’une nation malgache.
Ce contrat de citoyenneté n’est a priori pas réalisé : le boom des inégalités scandaleuses, la richesse des uns qui fait face à la misère des autres, la corruption, la criminalité galopante, le pillage de nos richesses et la pression sur l’environnement nous rappellent que c’est bien plus à une flambée des égoïsmes que l’on fait face plutôt qu’à l’expression d‘une solidarité citoyenne heureuse.
Des comportements individuels rationnels devraient spontanément conduire les groupes à agir conformément à leur intérêt collectif et ne devraient pas favoriser, en principe, qui ici, la corruption, la discrimination, la violence domestique, la misère, ou qui là, la surexploitation des ressources.
Dilemme social, donc : les logiques individuelles conduisent à des comportements collectifs irrationnels. Bon … On aurait pu seulement rêver que nous, malgaches, à travers nos valeurs, aurions pu échapper à cette fatalité. Le fokonolona nous a quand même montré que les individus peuvent s’unir pour défendre leurs intérêts communs dans la production d’un service collectif qui profite à l’ensemble du groupe. Mais comment aller au bout de cette efficience collective ?
Le « dilemme du prisonnier[i]» ou le modèle du « passager clandestin[ii]» illustrent en économie et théorie des jeux ces situations de « dilemme social » où des individus en situation de coopération font le choix de tirer respectivement le meilleur profit personnel de la situation… Mais obtiennent en fait le pire des résultats pour la communauté. Alors que notre Fihavanana devrait permettre d’aboutir à la situation la meilleure pour tous, la recherche par chacun de son intérêt personnel immédiat conduit à des résultats catastrophiques pour la collectivité. C’est là aussi une évidence
Cette absurdité est-elle propre au malgache ? … Ben non … C’est le propre de l’individu. Dans toute son humanité… Le braconnier d’ivoire en Afrique, le trafiquant d’or complice de Wagner ne font pas mieux en termes d’expression absurde de leur égoïsme. On aurait pu seulement rêver, malgaches, à travers nos valeurs, échapper à cette fatalité.
On a tendance sur le plan politique à réduire le sujet à un débat sur la justice, sur la corruption, sur la surexploitation des ressources , sur la propriété privée , sur le capitalisme et le droit de s’accaparer des richesses. Avec une question lancinante : quel projet politique pourrait offrir une voie de sortie de cette spirale mortifère ?
J’écrivais « Pourtant se pose-t-on véritablement les bonnes questions ? [ … Faut-il faire évoluer les outils [iii]…] ? Ou n’est-il pas temps de penser à changer le système ? Nous avons hérité d’un système calqué stupidement sur le modèle français. Et on sait de longue date que les errements politiques que nous vivons depuis plus de 60 ans relèvent en grande partie de notre aliénation au sein d’un système hérité de la métropole sans aucun ou si peu de rapports avec nos réalités sociales, culturelles et historiques ». [iv]
Le débat doit s’énoncer aussi sur des logiques de décentralisation réelle. La constitution énonce le principe de « la mise en œuvre de la décentralisation effective, par l’octroi de la plus large autonomie aux collectivités décentralisées tant au niveau des compétences que des moyens financiers ». Elle énonce de la même manière : « Le Fokonolona, organisé en fokontany au sein des communes, est la base du développement et de la cohésion socioculturelle et environnementale. Les responsables des fokontany participent à l’élaboration du programme de développement de leur commune ».
Qu’en est-il dans les faits ? Le problème des moyens et des règles mis à la disposition des collectivités décentralisées n’a jamais été traité de manière aboutie. La question est ici : comment assurer cette véritable décentralisation qui puisse tracer d’autres perspectives en termes de développement local. Comment redonner du pouvoir de décision et d’action à nos collectivités de base ? En sachant que ce dont il s’agit est la constitution d’un corpus de règles, de lois efficientes pour construire une structure sociale avec ses positions, ses droits, ses obligations et ses pouvoirs.
Prix Nobel d’économie en 2009 pour son développement sur la théorie des Communs, Elinor Oström développe une réflexion qui permet d’envisager d’autres modes de gouvernance.
Ce qu’elle décrit comme « Communs » sont des Ressources (biens matériels : terres, forêts …ou biens immatériels : savoirs, traditions, cultures) utilisées et gérées collectivement par une communauté. La théorie fixe qu’un individu peut utiliser la ressource sans la rendre indisponible pour les autres utilisateurs. Le Commun n’est pas une rizière ouverte à tous qu’iront saccager les zébus de passage.
Tout en reconnaissant que toute forme d’organisation communautaire dispose de systèmes de gestion en place, le concept de Communs met l’accent sur la participation active des utilisateurs qui fixent eux-mêmes, selon une hiérarchie établie, les termes des règles nécessaires à la meilleure exploitation du bien (de la ressource) reconnu collectif. Elles fixent, d’une part, les limites de l’utilisation de la ressource, d’autre part des mécanismes de surveillance et de sanction, et enfin des mécanismes de résolution des conflits entre utilisateurs. Elles n’ont pas besoin d’être édictées depuis un pouvoir central.
Le concept met en avant la responsabilité collective des utilisateurs : le résultat de l’ensemble ne peut être irrationnellement défait par les comportements individuels. La notion propose une démarche globale de mise en place de règles adaptées qui prend en compte la préservation de la ressource dans toutes ses dimensions : écologique, sociale, culturelle.
À condition de s’accorder sur tout ce que l’on considère comme « Communs », sur leurs utilisateurs et sur les enjeux accordés aux ressources, on a dans cette approche la perspective de la mise en œuvre d’un système hiérarchisé de règles qui peut ainsi apparaître comme un véritable nouveau système politique focalisé sur le bien du plus grand nombre. Ce système, repensant les relations entre les individus et les ressources, met en avant l’importance de la coopération et de la participation de la communauté.
Mais en fait, il ne s’agit là que d’une déclinaison politique plus aboutie qu’elle ne l’a jamais été du Fokonolona, des Dina et du Fihavanana. Redéclinant de manière étendue la vision de feu Ratsimandrava et relayant certaines initiatives telles que le Fokonolona mivao ou le Tafo Mihaavo[v].
Il peut suffire de les sortir de leur cadre incomplet pour en tirer un véritable système plus proche des besoins et des réalités du pays.
En fait l’enjeu est, peu à peu, de rebâtir un système de règles qui soit plus efficient, plus adapté, plus évolutif. L’enjeu est de fixer quelle démarche adopter pour élaborer ce système sans tomber dans la reproduction de l’ancien système hérité de la colonisation et de la décolonisation.
Quelle hiérarchie de règles doit-on élaborer pour aller au bout de la délégation au Fokonolona ? On a ici besoin d’une idéologie … mais aussi d’une démarche structurée pour ne pas laisser des trous dans la raquette. Et il s’agit par ailleurs de fournir à des citoyens à mobiliser et à former un corpus idéologique et méthodologique.
Et puis … si on accordait au Tanindrazana, à notre terre, une personnalité morale, si on considérait le Tanindrazana comme un Commun… on en prendrait peut-être un peu plus soin.
… suite dans un prochain numéro …
Patrick Rakotomalala (Lalatiana PitchBoule) – Janvier 2023
[i] Le dilemme du prisonnier : Deux prisonniers (complices d’un crime) sont retenus dans des cellules séparées et qui ne peuvent pas communiquer ; l’autorité pénitentiaire offre à chacun des prisonniers les choix suivants :
- si un seul des deux prisonniers dénonce l’autre, il est remis en liberté alors que le second obtient la peine maximale (10 ans) ;
- si les deux se dénoncent entre eux, ils seront condamnés à une peine plus légère (5 ans) ;
- si les deux refusent de dénoncer, la peine sera minimale (6 mois), faute d’éléments au dossier.
Chacun des prisonniers choisira probablement de faire défaut alors qu’ils gagneraient à coopérer : chacun est fortement incité à tricher, ce qui constitue le cœur du dilemme social : « mon intérêt contre celui de mon voisin et du collectif ».
[ii] Ou quand l’individu fait sien le principe de profiter d’un bien collectif, sans investir lui-même dans sa production et sa gestion, ou sans le payer , le bien surutilisé ne peut dès lors que se dégrader.
[iii] 27 recommandations de l’UE quant au système électoral
[iv] https://madagoravox.wordpress.com/2022/08/12/election-presidentielle-de-2023-mais-si-le-suffrage-uninominal-a-deux-tours-etait-a-lorigine-de-tous-les-vices-de-la-democratie-malagasy/



décembre 8th, 2024 → 10:13
[…] [i]https://madagoravox.wordpress.com/2023/02/01/les-chroniques-de-ragidro-le-tanimbary-et-le-dilemme-du…[ii] Elinor Ostrom (1933-2012), politologue et économiste américaine, reconnue pour ses travaux sur la gouvernance des biens communs. En 2009, elle est devenue la première femme à recevoir le prix Nobel d’économie […]