Par Patrick Rakotomalala (Lalatiana Pitchboule) 29/08/25
Abstract : L’échec relatif du Système de Riziculture Intensive (SRI) à Madagascar révèle un paradigme sociétal profond : la préférence systématique pour la sécurité du court terme au détriment des investissements prometteurs à long terme. Inventé par des paysans malgaches dans les années 1980, le SRI affiche des performances remarquables dans plus de 50 pays (gains de 30-100%, économies d’eau de 40%), mais Madagascar n’atteint que 20-25% d’adoption effective et importe désormais du riz de pays utilisant cette technique malgache. Cette dynamique illustre un mécanisme fondamental qui structure tous les domaines de la vie collective malgache : politique, économie, éducation, santé et environnement. Cette préférence pour l’immédiat, si elle révèle une tendance anthropologiquement universelle de l’humanité, est à Madagascar renforcée par l’incertitude chronique et la pauvreté, et crée un cercle vicieux hypothéquant l’avenir du pays.
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L’histoire du Système de Riziculture Intensive (SRI) à Madagascar dépasse largement le cadre agricole pour peut-être révéler un paradigme sociétal profond qui qui imprègne tous les domaines de notre vie collective. Cette innovation, née dans les rizières d’Antananarivo et de Fianarantsoa dans les années 1980, caractérise un vrai cas d’école pour illustrer comment la préférence systématique pour la sécurité du court terme au détriment des investissements prometteurs à moyen-long terme structure nos choix collectifs et individuels.
Le SRI présentait toutes les caractéristiques de ce qui pouvait s’avérer une révolution technique et agricole : conception locale participative des paysans gasy, faible coût en intrants, adaptation aux contraintes nationales, réduction de la contrainte hydrique, potentiel de rendement considérable… Ici, son échec relatif à Madagascar révèle des mécanismes qui dépassent l’agriculture pour interroger notre rapport collectif au risque, à l’innovation et au développement.
Le SRI : révélateur d’un paradigme national ?
Les chiffres du SRI parlent d’eux-mêmes et illustrent parfaitement (cette énigme et) ce paradoxe malgache. À l’échelle mondiale, le système affiche des performances remarquables dans plus de cinquante pays qui ont adopté le système: gains de rendement de 30% à 100%, économies d’eau de 40%, réduction des coûts d’intrants. En Afrique subsaharienne, les hausses de rendement documentées oscillent entre 37% et 100%.
La situation est d’autant plus aberrante que Madagascar, où le taux de pratiques effectives du SRI ne dépasse pas 20 à 25% des ménages formés, importe désormais du riz depuis ces pays qui ont adopté une technique qui a été inventée par et pour des paysans malgaches… Technique qui permet à ces pays de dégager les surplus à exporter… vers Madagascar … Plus absurde que ça, tu meurs …
Plus révélateur encore : à Madagascar 70% des adoptants initiaux vont abandonner la technique. Cette situation révèle un mécanisme fondamental : face à une innovation prometteuse mais exigeante (qui fonde 38% à 54% de travail supplémentaire mais pour des gains qui peuvent aller jusqu’à 6 fois la pratique paysanne classique), les producteurs privilégient massivement la sécurité immédiate du système traditionnel, même moins performant, plutôt que l’investissement dans une technique dont les bénéfices avérés et attestés, ne se matérialiseront qu’à moyen terme. On ne peut toutefois pas les en blâmer.[i]
Le paradigme politique : l’électoralisme contre la vision stratégique
On retrouve une manifestation évidente de cette dynamique où on préfère le court terme à la projection de long terme, même si elle s’avère prometteuse, dans l’analyse des politiques publiques malgaches, ou tout au moins des pratiques politiques de qui vous savez. Elle révèle une préférence systématique pour les mesures à impact d’image immédiat au détriment des réformes structurelles nécessaires au développement à long terme.
Mais il faut le reconnaître, sur le sujet rizicole, depuis l’indépendance les gouvernements successifs semblent toujours avoir eu recours à des importations massives de riz et à des distributions gratuites en période pré-électorale … Plus facile à mettre en œuvre que de favoriser les investissements MASSIFS dans les infrastructures agricoles, la recherche agronomique ou la formation des producteurs. Cette stratégie d’importations opportunistes pouvait garantir une paix sociale immédiate et, surtout, des dividendes électoraux mais perpétue la dépendance alimentaire du pays.
La politique quant à la gestion des infrastructures illustre également ce paradigme. Les projets à forte visibilité avec des inaugurations à grands flonflons de 8 kms d’autoroute, seront toujours lancés au détriment d’investissements moins spectaculaires mais plus structurants sur la viabilisation de routes rurales par exemple. Cette orientation explique pourquoi Madagascar accumule les « premières pierres » et les inaugurations sans jamais développer de véritables politiques sectorielles cohérentes.
L’économie de la survie : quand l’informel prime sur l’investissement productif
Le secteur économique malgache illustre parfaitement cette préférence pour la sécurité immédiate. L’hypertrophie du secteur informel – qui représente plus de 70% de l’économie – ne témoigne-t-elle pas de ces préférences de survie quotidienne.
Les entrepreneurs malgaches, confrontés à un environnement institutionnel instable et à des difficultés d’accès au crédit, privilégient massivement les activités commerciales à rotation rapide plutôt que les investissements, qu’ils soient artisanaux, commerciaux, industriels ou agricoles à long terme. Il s’agit en effet de garantir des revenus immédiats (faibles) mais limite considérablement les perspectives de création de valeur ajoutée (plus forte) et d’emplois durables.
L’exemple du secteur minier en est un autre révélateur. Malgré des ressources que l’on sait considérables, les politiques semblent privilégier l’exploitation artisanale et l’exportation de matières premières brutes plutôt que le développement d’industries de transformation. Cette approche qui concerne tant les grandes opérations QMM & Co que les petites exploitations de pierre ou d’or génère des revenus immédiats mais prive le pays des bénéfices d’une chaîne de valeurs de la transformation. Il est toutefois fort probable que l’entretien de ce système soit établi au profit de quelques profiteurs…
L’éducation sacrifiée : quand l’urgence économique prime sur la formation
Le secteur éducatif constitue peut-être l’illustration la plus dramatique de ce paradigme politique du court terme. Au niveau institutionnel, face aux déficits budgétaires, c’est en défaveur du budget de l’éducation national que ‘État malgache arbitrera pour en réduire les investissements … tout en maintenant les dépenses de fonctionnement… Là encore on veut préserver artificiellement la paix sociale immédiate mais on hypothèque gravement la qualité du système éducatif… Et l’avenir des forces vives du pays.
Alors même que de nombreuses familles malgaches privilégient encore aujourd’hui l’insertion immédiate de leurs enfants dans des activités génératrices de revenus plutôt que la poursuite d’études dont les bénéfices ne se matérialiseront qu’à long terme. Cette logique explique les taux élevés d’abandon scolaire, particulièrement dans les zones rurales où les enfants sont rapidement mobilisés pour les travaux agricoles ou les activités commerciales familiales. Les familles font un calcul rationnel : un enfant qui travaille génère un revenu immédiat, tandis qu’un enfant scolarisé représente un coût sans garantie de retour sur investissement.
Santé et environnement : urgence versus durabilité
Le système de santé malgache révèle lui aussi cette même préférence pour les solutions immédiates. Les politiques de santé privilégient systématiquement les interventions curatives d’urgence au détriment des programmes de prévention. Le programme de lutte contre la drépanocytose qui se focalisait ainsi sur l’information, le dépistage, l’éducation, bref sur l’anticipation, s’est vu réviser ses priorités au risque de déclencher une flambée de la propagation d’une maladie connue pour son extrême violence … Encore ici, on préfèrera investir massivement dans des campagnes de vaccination d’urgence lors d’épidémies tout en négligeant le renforcement du système de santé de base.
La gestion environnementale illustre de manière identique le désastre de cette aversion du futur. Face aux pressions économiques immédiates, les communautés locales privilégient l’exploitation des ressources naturelles plutôt que leur conservation. La déforestation massive témoigne de cette logique : les paysans donnent faveur à la conversion des forêts en terres agricoles ou à la production de charbon de bois, activités génératrices de revenus immédiats, plutôt que la conservation forestière dont les bienfaits ne se matérialisent qu’à long terme.
Les biais cognitifs : une constante anthropologique
Cette préférence généralisée pour le court terme ne relève pas de l’irrationalité mais s’enracine dans des mécanismes psychosociologiques profonds.
Et qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas ici d’imaginer un quelconque tropisme purement malgache qui serait énoncé : « c’est un problème culturel du malgache qui ne sait pas imaginer un demain plus grand. »
Non… Ces biais de myopie temporelle sont universels. Cette universalité révèle leur nature profondément anthropologique. Les mécanismes cognitifs qui poussent à privilégier les gains immédiats aux bénéfices futurs, à surévaluer les risques de l’innovation et à sous-évaluer les coûts du statu quo, constituent des constantes de la psychologie humaine… Ce que l’on appelle des biais cognitifs de confort ou de négativité …Le court-termisme du capitalisme financier en est l’illustration … Comme l’est aussi l’incapacité des dirigeants du monde moderne à se fixer une ligne politique sur le réchauffement climatique que l’on sait nous mener dans le mur…
La différence entre pays développés et pays en développement ne réside pas dans l’inexistence ou l’existence de ces biais mais dans la capacité institutionnelle (réduite, mais elle existe) à les contrecarrer. Les pays développés ont progressivement construit des institutions (systèmes de protection sociale, mécanismes de financement à long terme, contre-pouvoirs démocratiques) qui permettent de limiter les effets pervers du court-termisme… même si on doit regretter qu’ils ne soient pas … moins atterrants.
Mais ces traits sont à Madagascar renforcés par le contexte socio-économique malgache. L’incertitude chronique constitue le premier facteur explicatif. Dans un environnement caractérisé par l’instabilité politique, la misère, les crises économiques récurrentes et l’absence de protection sociale, les acteurs développent naturellement des stratégies de minimisation des risques privilégiant les gains certains à court terme.
La pauvreté généralisée renforce cette logique. Quand la survie quotidienne est en jeu, il devient rationnel de privilégier les revenus immédiats même faibles plutôt que les investissements à long terme même prometteurs. L’absence de mécanismes de protection sociale amplifie ce phénomène : sans filet de sécurité, les acteurs ne peuvent se permettre de prendre des risques qui pourraient compromettre leur survie immédiate.
Le paradigme présente la caractéristique perverse d’un cercle vicieux. Plus les acteurs privilégient les solutions de court terme, plus ils fragilisent les bases du développement à long terme, ce qui renforce l’incertitude et justifie a posteriori les stratégies de politique de l’immédiateté. Cette dynamique explique partiellement pourquoi Madagascar semble enfermée dans un équilibre de sous-développement dont il peine à sortir malgré ses potentialités.
Vers une révolution des mentalités : stratégies de sortie
La sortie de ce paradigme nécessite une approche systémique qui s’attaque simultanément aux causes et aux conséquences du court-termisme. Cette approche doit intégrer plusieurs dimensions complémentaires : la réduction de l’incertitude par le renforcement de la stabilité institutionnelle et le développement de mécanismes de protection sociale ; l’accompagnement des transitions pour permettre aux acteurs de passer progressivement des logiques de court terme aux stratégies de long terme ; la démonstration par l’exemple à travers des projets pilotes réussis qui peuvent créer un effet d’entraînement.
L’analyse du paradigme de cette préférence pour le court terme malgache révèle ainsi la nécessité d’une véritable révolution culturelle, révolution des mentalités. Cette révolution ne peut être imposée de l’extérieur mais doit émerger d’une prise de conscience collective des coûts du court-termisme et des avantages potentiels des stratégies de long terme. Elle implique un changement profond dans notre rapport au temps, au risque et à l’innovation. Elle nécessite le développement d’une vision partagée du développement qui transcende les clivages politiques et sociaux. Elle exige aussi de sortir de ces logiques du « tia kely » dont on se satisfait trop souvent … pour retrouver l’ambition.
Conclusion : du SRI aux enjeux civilisationnels … mais il est aussi question de respect …
L’histoire du SRI à Madagascar révèle au bout du compte des enjeux qui dépassent largement l’agriculture pour interroger notre modèle de société. Elle illustre comment la préférence systématique pour la sécurité du court terme au détriment des investissements prometteurs à long terme structure nos choix collectifs et hypothèque notre avenir.
Cette analyse suggère que le développement de Madagascar ne pourra se faire sans une transformation profonde de notre rapport au temps et au risque. Elle appelle à substituer aux logiques de survie immédiate des stratégies d’investissement dans l’avenir, et aux impulsions de gestion du présent immédiat une vision de long terme. Le défi est considérable, car il implique de modifier des comportements profondément enracinés dans notre histoire et notre culture. Mais l’enjeu en vaut la peine : il s’agit de notre capacité collective à construire un avenir durable pour les générations futures.
Ces conditions dépassent largement le cadre technique pour interroger nos modèles de société et nos choix civilisationnels. C’est peut- être là le véritable enseignement de cette histoire : que le développement est d’abord affaire de transformation des mentalités et des structures sociales….
L’expérience du SRI nous enseigne enfin que les bonnes idées ne se suffisent pas à elles seules. Le YAKAFOCON est à bannir… au même titre que doivent être bannies les démarches Top Down qui proposent des initiatives brillantes dont on n’est pas assuré du besoin qu’elles sont censées satisfaire… et donc de leur appropriation. L’expérience nous enseigne que nous ne pouvons pas imposer aux gens des politiques et des solutions fondées sur la seule base de nos prétendues sincérité et compétence… Exigence d’humilité absolue …
Et elle nous enseigne que la transformation évoquée des mentalités ne peut relever du seul registre de la rationalité économique … mais du registre du cœur … Il s’agit bien d’une véritable révolution culturelle.
Patrick Rakotomalala (Lalatiana Pitchboule) 29/08/25
[i] Assez paradoxalement, le SRI dans son acception classique apparaît comme un itinéraire technique bien adapté aux exploitants les plus nantis, tout en s’avérant largement hors de portée des plus démunis. En effet, les petits exploitants arbitrent entre la rentabilité espérée à la fin de la saison culturale de leur force de travail utilisée à pratiquer le SRI et le gain monétaire certain et immédiat tiré de la vente de cette force de travail dans d’autres exploitations notamment. Deux éléments viennent peser sur ce simple calcul de rentabilité : la prise de risque liée au renoncement d’un gain certain en échange d’un gain aléatoire (eu égard aux aléas agricoles) et le coût d’opportunité correspondant au renoncement d’un gain immédiat en échange d’un gain futur. Cet arbitrage amène les riziculteurs démunis à la recherche d’un compromis rationnel entre espérance de gain (satisfaisante), prise de risque (réduite) et coût d’opportunité des facteurs (acceptable).
de Colloque scientifique. « Dynamiques rurales à Madagascar : perspectives sociales, économiques et démographiques » – Antananarivo, 23-24 avril 2007. IRD Dial Instat.



Posted on 30 août 2025
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