Les Chroniques de Ragidro – Madagascar : l’inéluctable systémique des crises ? ( Partie 2)

Posted on 16 décembre 2025

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par Patrick Rakotomalala (Lalatiana PitchBoule) 16/12/25

Deuxième partie : Scenarios de Sortie

Dans la première partie de notre plongée dans la Cliodynamique de Peter Turchin, nous avons posé le diagnostic : Madagascar est une cocotte-minute qui a explosé plusieurs fois … La dernière explosion date de 2025. Paupérisation maximale, État désargenté … Et surtout, une guerre fratricide entre les représentants de l’élite.

La question étant désormais « maintenant que ça a pété, qu’est-ce qui vient après ? ».

Sortons ici de notre insularité et regardons comment d’autres nations ont traité (ou subi) cette équation.

Si Turchin nous enseigne que l’histoire est un laboratoire, observons les éprouvettes voisines : le Vietnam, le Rwanda et le Ghana à l’aune de la théorie  (on aurait pu le faire sur d’autres états de manière prédictive ou rétrospective…  y compris à propos notre chère Reny Malala, la France, ce que vous pouvez vous amuser à faire).

Le « Modèle » du Grand Nettoyage : Vietnam et Rwanda

D’aucuns énoncent « Il nous faut un Kagame ! » ou « Regardez le miracle vietnamien ! ». Il faut toutefois prendre garde à bien regarder le prix sur l’étiquette avant d’acheter le produit.

Selon la lecture turchinienne, le décollage économique du Vietnam et du Rwanda n’est pas le fruit du hasard ou du génie d’un seul homme. C’est le résultat d’une « réduction radicale » (et terrifiante) par la violence de la surproduction des élites.

Le Parti Communiste du Vietnam en 1975 a résolu le problème des factions rivales d’une manière « très simple » : il a gagné la guerre. L’élite du Sud (bourgeoise, pro-américaine) a été décimée, emprisonnée / reconditionnée …  D’autant que la guerre avait aussi décimé les populations du Nord, il  ne restait de fait plus qu’un seul groupe élitiste, unifié, discipliné, sans concurrence interne pour freiner les projets.

Idem quant au Rwanda de 1994. Le génocide et la guerre civile ont été un (atroce) filtre darwinien. L’ancienne élite Hutu extrémiste a fui ou a été vaincue. La nouvelle élite (le FPR) s’est retrouvée seule aux commandes, avec une « Asabiya » (cohésion de groupe) forgée dans le sang et la peur existentielle de disparaître.

Pourquoi ces pays se sont-ils développés ensuite ? Peut-être parce que les élites survivantes avaient le dos au mur. Elles savaient que si elles ne développaient pas le pays, elles disparaitraient. Et elles ont ainsi arrêté de piller le pays pour commencer à bâtir.

La corruption est devenue une trahison, pour ne plus être une composante systémique, un mode de vie.

Il est évident que nous ne pouvons absolument pas souhaiter payer le prix des 3,3 millions [ii]de victimes militaires et civils de l’affrontement Vietcongs / Sud vietnamiens… Pas plus que les 800 000[iii] victimes de l’affrontement Tutsis Hutus du Rwanda. Mais la froideur du constat est là.

Il a fallu qu’une grande partie des politiciens et opérateurs économiques soit partie soit en exil soit au cimetière pour que, enfin,  les survivants se décident à construire des routes… Et bâtir une nation.  Le « Fihavanana », même hypocrite, nous a préservés du pire jusqu’ici. Mais, il faut le dire, à jouer avec le feu sans opérer aux réformes de fond nécessaires, l’incendie risque de reprendre encore plus violent.

Le Contre-Exemple pour la vigilance  : Le Ghana et l’Illusion de la Stabilité

Un exemple plus proche de nous est souvent cité en modèle démocratique en Afrique : le Ghana.

Le Ghana de Rawlings a servi de modèle (et pourrait nous servir de modèle de référence). Rawlings a maintenu ses contre-élites à l’écart pendant 11 ans avant de revenir à la démocratie. Et a fait du Ghana un modèle de stabilité, de développement et de démocratie en Afrique… Pour un temps… Pour un temps parce que si on applique le modèle de Turchin au Ghana d’aujourd’hui, on revoit tous les voyants clignoter comme un sapin de Noël… C’est peut-être de saison.

Le Ghana vit une désintégration contrôlée. Le pays a produit massivement des diplômés. Il existe désormais, de manière absurde, une « Association des Diplômés Chômeurs ».  On a là de fait une contre-élite qui s’est bâtie, véritable armée de réserve pour une révolution.

Quant à l’Etat ghanéen, après des années de stabilité, la situation économique du Ghana s’est dégradée à partir de 2021‑2022 sous le poids d’un endettement public déjà très élevé, de déficits budgétaires chroniques, de chocs externes (Covid, Ukraine) et d’une perte de confiance des marchés … Résultat : crise de change, flambée de l’inflation…. Et si, aujourd’hui, le pays se stabilise économiquement la situation, sous le contrôle du FMI, reste fragile… Et contrainte par l’austérité et la restructuration de la dette.

Le Ghana n’a pas (encore) explosé comme le Mali ou le Burkina… Grâce en particulier aux soupapes que sont ses institutions traditionnelles (les Rois Ashanti, les chefs religieux), toujours respectées et capables de calmer le jeu. Et l’alternance politique (NPP vs NDC) semble y fonctionner encore un peu comme un calmant : « Patience, notre tour viendra dans 4 ans ».

Mais la façade se fissure. La jeunesse ghanéenne ne croit plus en une alternance qui ne changera rien à la désolation de son  frigidaire vide.

Le Ghana nous montre qu’une démocratie formelle, sans redistribution économique réelle, ne fait que retarder l’échéance… Ou repousser le cycle … C’est un avertissement pour Madagascar : une élection sous deux ans, même « propre », ne résoudra rien si la structure économique sous-jacente reste fragile … Je l’avais pressenti … Je l’ai dit … Je le redis.

Les Solutions : Comment désamorcer la bombe sans la faire sauter ?

Alors, sommes-nous condamnés à choisir entre le chaos perpétuel que caractérise le cycle malgache actuel et l’efficacité froide d’une dictature violente ?

Peter Turchin, propose une troisième voie… Voie étroite, difficile… Mais salutaire. Mais elle demande du courage politique, denrée malheureusement semble-t-il rare à Tsimbazaza, Mahazoarivo, Ambohitsirohitra, Ambohidahy nos lieux symboliques du pouvoir.

Les piliers d’une solution « Turchinienne » pour Madagascar sont décrits ici en trois vecteurs.

1. Inverser la Pompe à Richesse (ou « Le Sacrifice des Élites »)

C’est la mesure la plus dure. Les élites malgaches (politiques et économiques, souvent les mêmes) doivent comprendre qu’il est dans leur intérêt vital de perdre de l’argent MAINTENANT pour ne pas perdre leur tête DEMAIN. Cela signifie une réforme judiciaire et fiscale réelle.

C’est la fin des exonérations douanières pour les copains. C’est la fin des trafics d’or et de pierres précieuses qui sortent sans laisser un ariary au Trésor Public. L’État doit définitivement capter cette rente pour financer ce « New Deal » malgache dont nous avons impérativement besoin : des infrastructures rurales et des services sociaux… C’est la fin des contrats indus …

Si l’État redevient capable de fournir efficacement ses services de base en termes d’eau, d’électricité, de sécurité, d’emploi, d’éducation, de santé, d’infrastructure, la tension populaire baisse instantanément. Le « Principe de Sacrifice » s’énonce simplement : payez vos impôts pour acheter votre sécurité à long terme.

2. Créer une Soupape Économique pour les Élites (Diversifier ou Mourir)

Pourquoi la politique est-elle une guerre à mort à Madagascar ? Parce que c’est le seul business rentable. Si vous n’êtes pas au pouvoir, le fisc vous tue, la douane vous bloque, les juges vous harcèlent.

Déconnecter la réussite économique du pouvoir politique devient un impératif absolu. Une véritable méritocratie doit retrouver pleinement sa place. Le jeune brillant doit pouvoir devenir millionnaire en montant une start-up, une usine de transformation de vanille ou une coopérative agricole, SANS avoir besoin de se soumettre aux injonctions d’un ministre ou d’une quelconque et fallacieuse autorité … Ou d’un banquier. Si l’économie privée réelle se développe, elle absorbera le surplus d’élites. C’est la seule et la meilleure assurance-vie d’un régime en place.

3. La Décentralisation radicale (diviser pour faire régner… la Paix)

On doit voir ici la décentralisation, non pas seulement comme un projet administratif ou économique (même si les enjeux doivent rester prégnants). Il s’agit d’un enjeu stratégico-politico turchinien :  le système « Winner-Takes-All » centralisé à Antananarivo est suicidaire. Tout le monde veut le palais d’Iavoloha parce que tout s’y décide.

Diluer véritablement le pouvoir, en attribuant les budgets et le pouvoir de décision localement (au moins régionalement) permet de disperser la compétition. Au lieu de 100 candidats prédateurs de la contre-élite qui se battent pour un fauteuil à Tana, on en revient à 4 prédateurs par région…. Ce qui ferait mécaniquement baisser la température.  

Conclusion : les choix à faire

Le modèle de Turchin est formel : les cycles ne s’arrêtent pas par magie. Ils s’arrêtent quand les pressions structurelles sont soulagées.

Madagascar arrive à la croisée des chemins. Le chemin de la facilité, c’est de continuer comme avant : les politiques actuelles semblent ne reconduire que l’existant. Colloque national, textes électoraux, constitution, élections même si elles sont un jour moins douteuses… Et des prières pour que ça tienne.

Il y a malheureusement de grandes chances que ça ne tienne pas. La pression démographique, la frustration économique et la frustration des ambitions des contre-élites risquent d’être  trop fortes. Le chemin de la raison nous impose de reconnaître que le système actuel est à bout de souffle.

Pour transformer cette désintégration en une transition maîtrisée, il nous faudrait un Pacte Républicain inédit. Un pacte où les grands décideurs, patrons, chefs militaires et leaders politiques accepteraient de « poser les armes » (économiques et politiques) et de renoncer à tout (on peut rêver) ou large partie de leurs prélèvements de prédateurs pour que le navire ne se fracasse pas… Ou peut-être un Référendum … Qui fixerait un pouvoir capable de contrôler ses contre-élites et de lutter contre la corruption … Intelligemment, avec fermeté et sans violence imbécile qui ne résoudrait pas l’équation… Et préparer une VRAIE transition démocratique… « Esprit de Rawlings, inspire-nous ».

Cela peut sembler utopique d’autant que le scénario paraît inexorable. Il revient à chacun des acteurs de l’économie, de la société civile, de la jeunesse, de l’administration, des partis politiques, des organisations confessionnelles, d’évaluer pleinement le niveau de danger… Pour décider si nous nous muons en bâtisseurs … Ou en fossoyeurs de la Nation. 

Patrick Rakotomalala (Lalatiana PitchBoule) – 16/12/25


[III] https://www.britannica.com/question/How-many-people-died-in-the-Vietnam-War

[IV] https://www.britannica.com/event/Rwanda-genocide-of-1994

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