
Abstract : La dernière rafale de nominations paraît improvisée, mais obéit à une logique de transition fragile : changer vite les serrures (finances, sécurité, renseignement), reprendre la main sur le territoire via des intérims budgétairement bridés, et contrôler le récit (médias, diplomatie). En parallèle, le pouvoir tente une coalition d’équilibre entre fidèles, technocrates, ex-opposants, dissidents de l’ancien régime et signaux à la Gen Z. Failles : rythme illisible, turnover qui affaiblit l’État, critères opaques, risque de politisation du régalien, “casting” jeunesse gadget. Remède : doctrine publique, lettres de mission, redevabilité. Sans résultats rapides (eau, électricité, prix, sécurité), la légitimité fond et la contestation reprend vite. Durée de lecture 6 minutes.
Par Patrick Rakotomalala (Lalatiana PitchBoule) 29/12/25
Vu d’en bas — c’est-à-dire depuis les commentaires Facebook, les discussions de forums, les conversations au coin des gargotes — la séquence gouvernementale actuelle ressemble à un festival de parapheurs : on démet, on révoque… puis on (re)nomme… à la chaîne. Une avalanche de textes, de remplacements, d’intérims, de “DG par-ci, SG par-là”, jusqu’à cette séance du 22 décembre qui a frappé les esprits par son volume : 128 nominations d’un coup. Cent vingt-huit. Voilà. Rideau. Applaudissements… ou huées.
Alors oui : le public a des raisons d’être agacé. Une transition, même fragile, ne devrait pas donner l’impression de pagaille et d’impréparation permanente. Parce qu’à Madagascar, on a une mémoire politique : les “réorganisations” à répétition finissent souvent par être le masque du même vieux sport national — la redistribution des places, des moyens, des réseaux.
Mais si on se force à regarder la mécanique — et si on se force à ne pas seulement écouter le bruit — on peut y lire une cohérence stratégique.
Il était (il est) urgent de reconstituer un appareil d’État en mode “verrouillage rapide”, tout en bricolant une coalition politique hétéroclite : fidèles, ex-opposants, technocrates, dissidents de l’ancien système, figures “Gen Z”… J’avais écrit récemment sur cette course contre la montre : on en est toujours là. La grande aiguille tourne trop vite. Et quand une transition sent le sol trembler, elle ne commence pas par philosopher : elle commence par sécuriser.
En regroupant les nominations par “blocs”, on peut lire quatre séquences.
Séquence 1 — Changer les serrures : finances, renseignement, coercition
Une transition qui vient d’arriver ne gouverne pas d’abord par des lois. Elle gouverne d’abord par les leviers qui font obéir. Et ces leviers — à Madagascar comme ailleurs — sont connus : recettes publiques (douanes/impôts/trésor), renseignement, forces de sécurité.
Le 5 novembre illustre ce réflexe : des hauts responsables du ministère des Finances sont relevés, sur fond de soupçons et de contrôle renforcé. Dans le même mouvement, la Présidence musclait son dispositif : secrétaire général, sécurité à la Présidence, agence anti-fraude (ANAF) placée haut, très politique.
Bon… Ce n’est pas “joli-joli” en termes de perception : ça ressemble à une purge. Mais à regarder froidement, c’est lisible : si tu ne contrôles pas la caisse et le renseignement, tu ne contrôles rien.
Encore faut-il espérer que ces contrôles ne servent pas à rediriger les flux indispensables vers la bourse des nouveaux dirigeants. On peut y croire… On veut y croire.
Deux semaines plus tard, autre verrou : la gendarmerie. Le 20 novembre, pluie de nominations, réorganisation, repositionnements. On peut crier au militarisme, à la panique, à l’obsession sécuritaire. Mais une transition, surtout quand elle entend des forces “réactionnaires” grogner, cherche d’abord à neutraliser le risque de sabotage, de double chaîne de commandement, de loyautés concurrentes. Et des loyautés concurrentes, dans notre histoire récente, on sait ce que ça coûte.
Séquence 2 — Reprendre le territoire : “intérim sous laisse”
Le cœur du pays, ce n’est pas Iavoloha : c’est la capacité à faire exécuter dans les régions. Un pouvoir qui se laisse déborder par la périphérie signe son acte de décès à l’encre administrative.
Ici, la transition a choisi une formule significative : l’intérim encadré, budgétairement bridé. L’arrêté n°34794/2025 (2 décembre) désigne, région par région, des responsables chargés de “l’expédition des affaires courantes”, avec habilitation limitée à certaines dépenses : salaires, cotisations, contributions… mais exclusion des indemnités.
Politiquement, c’est un message double : aux barons locaux « vous n’aurez pas la main sur le robinet » ; aux citoyens « on assure le minimum vital, on évite la razzia ».
C’est aussi une manière de gagner du temps : on bloque le terrain sans figer une architecture territoriale définitive, le temps de trier les loyautés, les compétences, les réseaux… et les arrangements.
Séquence 3 — Contrôler le récit : médias publics et diplomatie
Une transition qui ne maîtrise pas le récit se fait manger par le feuilleton et le wera wera : rumeurs, procès d’intention, nostalgies (“on nous a volé la révolution”), contre-nostalgies (“on va livrer le pays”), et ce bruit de fond qui tue les gouvernements plus sûrement que les motions.
D’où la reprise en main de l’audiovisuel public. Conseil des ministres, ajustements, nominations : on reste dans le classique. Oui, on peut hurler au muselage de la liberté d’expression. Mais la transition, elle, pense : “le récit doit être contrôlé”. Et à mon humble avis, on n’a pas fini.
Sur le front extérieur, le geste est tout aussi symbolique : abrogations et repositionnements diplomatiques. Ce n’est pas seulement “on change des personnes”. C’est : on coupe des lignes, on retire des relais, on signale aux partenaires que la hiérarchie a changé. La stratégie attribuée à Christine Razanamahasoa (ancienne MAPAR passée à la dissidence) vise, dit-on, à démanteler des réseaux d’influence de l’ancien régime à l’international. Qu’on l’approuve ou qu’on la redoute : c’est cohérent.
Séquence 4 — Le vrai sujet : fabriquer une coalition avec des pièces qui se détestent
Les nominations sont un puzzle d’équilibres. On voit une architecture de “large ouverture” où cohabitent figures de l’ancienne opposition (TIM/collectifs), dissidents de l’ancien système, technocrates, profils société civile / “Gen Z”, bloc sécuritaire assumé.
La logique est simple : on ne peut laisser personne dire “ce pouvoir n’est qu’un nouveau clan”. Alors on distribue les bons points sur la base de a) la légitimité morale (anciens opposants, figures “anti-système”) ; b) la capacité d’exécution (sécurité, administration, finances) ; c) la crédibilité technique (technos, gestionnaires) ; d) la connexion à la rue et aux réseaux (symbolique “Gen Z”, communication).
Sauf que cette coalition a une faiblesse structurelle : ses morceaux n’ont pas la même définition du but, de l’agenda, de l’urgence.
Pour certains, la transition doit d’abord punir (justice, reddition des comptes)… et vite.
Pour d’autres, elle doit d’abord stabiliser (continuité de l’État, services essentiels).
Pour d’autres encore, elle doit réformer vite (énergie, JIRAMA, coût de la vie), sous peine de se faire bouter dehors par la déception.
Et c’est ici que la méga vague du 22 décembre prend sens : ce n’est pas seulement un panier fourre-tout administratif. C’est un achat de temps politique. Une tentative de densifier le filet du pouvoir avant que la contestation — et elle peut se reconstituer rapidement — ne retrouve ses appuis, ses financements, ses narratifs.
En fait, on a ici une séquence très “gramscienne” : Gramsci énonçait que tenir l’État ne suffit pas ; il faut construire une hégémonie, faire passer son ordre pour “normal”, “nécessaire”, “protecteur”, presque “évident”.
Là où ça pêche
On peut reconnaître la logique, mais critiquer quand même la méthode. Les lacunes flagrantes sont connues :
- Le rythme détruit la lisibilité. 128 nominations d’un coup, même si certaines sont techniques, fabrique un sentiment d’improvisation : “ils courent partout”.
- Le turnover affaiblit l’État qu’on prétend sauver. Abroger/nommer en rafales casse la continuité, démoralise les troupes, transforme l’administration en champ de bataille permanent.
- L’opacité nourrit la suspicion de copinage. Même si les profils sont solides, le public n’en sait rien. Sans critères, sans doctrine, la nomination devient rumeur.
- La politisation du régalien est un pari dangereux. Verrouiller sécurité/renseignement peut stabiliser… ou installer la tentation de gouverner par la peur.
- Le “casting Gen Z” peut tourner au gadget. Nommer des figures visibles ne suffit pas. Sans résultats concrets (eau, électricité, prix, sécurité), la jeunesse ne se dit pas “représentée” : elle se dit “récupérée”.
Couper court au procès en amateurisme
Si la stratégie paraît cohérente, elle souffre d’un défaut mortel : elle n’est pas racontée proprement. Une transition doit être impitoyable sur la méthode, parce que sa seule monnaie, c’est la confiance.
Il aurait fallu publier une doctrine de nominations : critères, durée d’intérim, objectifs, lignes rouges anti-conflits d’intérêts.
Il aurait fallu des lettres de mission publiques sur les postes-clés (finances, énergie, sécurité, territoires), avec indicateurs à 30/60/90 jours.
Il aurait fallu un mécanisme de redevabilité (audit, rapport périodique, comité citoyen) — exactement ce que toute charte de transition prétend brandir quand elle parle de transparence et de refus du népotisme.
Bref : oui, ces nominations ont tout l’air d’un jeu de chaises musicales… et on connaît le danger de ce jeu. Elles reflètent surtout le stress d’une transition qui sait qu’elle peut mourir d’un détail : une recette fiscale qui fuit, une région qui s’autonomise, une gendarmerie qui hésite, un média public qui dérape, une rumeur qui enfle. Alors elle verrouille, elle replace, elle tisse.
Le problème, c’est qu’à force de verrouiller sans expliquer, elle donne au pays l’impression d’être dirigé par un gouvernement en déménagement permanent. Et à déménager trop souvent, on finit par casser les meubles.
Patrick Rakotomalala (Lalatiana PitchBoule) — 28/12/25
Sources :
2424.mg+1
Midi Madagasikara
cnlegis.gov.mg
L’Express de Madagascar+2Orange actu Madagascar+2

Posted on 29 décembre 2025
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